Detroit
- Nicolas Szafranski
- 4 mai 2020
- 3 min de lecture
"Detroit est le film le plus irresponsable et dangereux de l'année". Ainsi titrait une tribune publiée sur le site du Huffington Post le 8 septembre 2017 concernant le dernier film de Kathryn Bigelow. Des critiques de ce genre, le cinéma en a vu d'autres. Rappelons que La Liste de Schindler, en son temps, fut accusé de faire de l'Holocauste, un spectacle. Néanmoins, Steven Spielberg avait pour lui sa confession juive, ce qui le préserva de tout procès en légitimité. Malheureusement pour Bigelow, elle n'est pas noire. Un mois plus tôt, soit le lendemain de la sortie de Detroit aux Etats-unis, le magazine Variety s'interrogeait sur le droit moral pour une réalisatrice blanche, issue d'un milieu privilégiée, native de San Francisco de surcroît, à traiter des émeutes raciales qui embrasa les rues de Detroit en juillet 1967. L'article révèle très justement la dérive vers laquelle s'engage peu à peu le débat sur la propriété des douleurs, en particulier lorsqu'elles sont associées à une race, et de s'inquiéter finalement sur cet état de "vigilance artistique" que ce genre de controverse génère. Il faut savoir que les accusations en légitimité et en appropriation culturelle sont monnaies courantes outre Atlantique (lire pour cela le dernier essai écrit par la journaliste Caroline Fourest, Génération Offensée), et qu'il n'est pas surprenant de voir certains partisans de l'antiracisme user d'arguments racistes ; réduire par exemple une artiste à sa couleur de peau afin de souligner son illégitimité à parler d'un sujet avec lequel elle ne possède aucune parenté. Adopter ce raisonnement revient finalement à ignorer la possibilité d'entre en empathie avec une histoire qui nous est étrangère. Chose face à laquelle il faut s'inscrire en faux. Comme un acteur hétérosexuel peut très bien se glisser dans la peau d'un personnage homosexuel, une réalisatrice blanche peut parfaitement pénétrer le regard d'un homme noir persécuté par la police afin d'en comprendre et ressentir la douleur.
Pour en revenir à la tribune publiée sur le site Huffpost, celle-ci évoque les incomplétudes du contexte présenté par le film. Il manque sans doute des pièces dans ce puzzle ; des pièces dont on ne saurait d'ailleurs qu'elles sont manquantes s'il n'existait pas ce genre d'articles pour les révéler. Mais quel film historique n'en possède pas ! Et quand bien même Detroit ne soit pas assez exhaustif au regard de la réalité historique, attribuons lui au moinsle mérite de réactiver dans les médias et les consciences un événement passé.

Kathryn Bigelow filme l’événement comme une guérilla. Ce qu'elle montre, c'est un chaos, une implosion sociétale dont chacun des acteurs est un morceau de l'Histoire. Son récit se cristallise autour de l'incident ayant eu lieu dans une annexe de l'Algiers Motel. La nuit du 25 au 26 juillet 1967, après que des coups de feu aient été tiré depuis le motel, des agents de police, des militaires et un agent de sécurité pénétrèrent dans cette annexe et séquestrèrent ses clients. A l'issue de cette nuit, 3 hommes furent exécutés, d'autres furent violentés et humiliés. Detroit ne passe rien sous silence, conduisant certains critiques à qualifier le degré de violence du film comme relevant de la "pornographie". Personnellement, je trouve que Bigelow adopte le ton juste. Ni trop frontale, ni trop prudente. Elle nous fait parfaitement ressentir l'angoisse de ces jeunes afro-américain cette nuit-là.
De plus, la réalisatrice et son scénariste, Mark Boal, évite la tentation du manichéisme en portant leur regard sur des protagonistes plus fluide d'un point de vue morale (Melvin Dismukes, agent de sécurité, complice malheureux des exactions des policiers) ou que l'incident conduira à une profonde mue (Larry Reed, renonçant à son avenir de chanteur chez les Dramatics pour devenir chanteur de chorale). D'une manière générale, Bigelow met un point d'honneur à brasser l'ensemble du spectre moral afin de mieux saisir les rapports de force entre blancs et noirs, et ainsi comprendre le caractère systémique du racisme aux Etats-Unis. Pour tout cela et bien d'autres choses encore (la performance de l'ensemble de la distribution, la photographie de Barry Ackroyd), Detroit est un film réussi.
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